Le Moyen Conseiller avait seize ans. Comme son épouse en avait déjà dix-neuf, son corps autant que son esprit avaient la maturité requise, sans rien laisser à désirer, car son âge ne gâtait rien, au contraire. Plus encore que pour ses soeurs, ses parents avaient soigné son éducation – ce dont en son for intérieur elle tirait une certaine fierté. Ayant pensé, jusqu'alors, qu’elle était destinée à atteindre la position suprême d’Impératrice, elle souffrait de ce qui, à ses yeux, était une déchéance, et – sans en laisser rien paraître – ne cessait au fond de son coeur de ressasser la même plainte : En arriver là, qui l’eût cru ? Mais comme le Moyen Conseiller était d’une tenue et d’une élégance parfaites, et que loin de se conduire de manière désagréable il ne cessait de lui manifester sa compassion affectueuse, à force de converser sans relâche, elle s’habitua à lui, si bien que plus elle le voyait, moins il lui était possible d’éprouver du mépris.
Aux yeux des autres, leur robe de nuit les unissait : l’infime obstacle qui les séparait bel et bien, ce détail qui les empêchait d’être tout à fait comme mari et femme, qui aurait pu en être informé ? Lui n’avait pas cette manie de la suivre partout, ostensiblement, à la façon vulgaire de nos jours, et se contentait avec elle d’une relation distinguée qui constituait un spectacle agréable, sans une ombre au tableau. Les gens avaient l’impression que, même si cette relation devait se poursuivre sur mille générations, elle ne s’altérerait pas, et ils n’éprouvaient pas la moindre inquiétude à leur sujet. Et pourtant, s’ils avaient su…
Comme le Moyen Conseiller était encore très jeune, son beau-père se disait qu’il changerait sûrement avec le temps. Mais il ne pouvait se défaire de l’idée que son gendre semblait vraiment éprouver une gêne curieuse. Cela ne l’empêchait pas de juger son caractère irréprochable et de le traiter avec d’infinis égards.
De plus, le badinage et les plaisanteries amoureuses n’étaient pas son fait, ni même l’objet de ses rêves et, à l’exception des soirées données chez Messire son père ou au Palais, il ne lui arrivait même pas de passer les nuits ailleurs que chez sa dame.
Toutefois, chaque mois pendant quatre ou cinq jours, se trouvant incommodé par une lourde indisposition qu’il ne parvenait à dissimuler, il disait que la fièvre le tenait de temps en temps et qu’il était la proie de funestes démons, et allait se cacher dans le village de sa nourrice !
Ces circonstances étaient aux yeux des gens plus qu’étranges, et les jetaient dans la perplexité. (Pages 45-46)