La seule excuse de la liseuse, c'est qu’elle existe, en quelque sorte. Si elle n’existait pas, aucun lecteur n’oserait même l’imaginer. Aucun lecteur authentique n’inventerait ce non-livre, ou plutôt ce livre total, ce tout-en-un mirobolant dans lequel se noient tous les livres particuliers, de telle sorte qu’ils sombrent dans l’oubli et l’indifférenciation. Chaque livre était jusqu’à présent le fruit d’un mélange complexe et raffiné entre l’esprit et la matière, entre le texte et sa mise en page, entre le discours et sa gravure. C’est ainsi qu’il infusait ses vertus dans le sang des hommes. Le support n’est pas indifférent. Déjà, notre expérience de lecture varie pour une même oeuvre, selon les caractéristiques de son édition. On n’examine pas un écrit pur et désincarné, mais on sent, on voit, on entend son interprétation typographique, son timbre, sa présence tangible. Si les textes avaient été tracés dans le sable, sur les feuilles des arbres ou sur des ailes d’oiseaux, ils eussent échappé à l’histoire. S’il fallait lire Shakespeare ou Goethe sur de lourdes pierres ou sur un grand mur à Stratford ou Weimar, combien pourraient les réciter aujourd’hui par coeur ? Si les livres n’étaient pas ce qu’ils sont, si, par exemple, ils étaient faits de larges pans de velours sombre fixés autour d’une rampe de fer inamovible, serions-nous devenus ceux que nous sommes ? (Page 28)