De tous ses amis d'autrefois, il était le seul qu'elle n'ait pas oublié : le fils Kôsaka du bureau de tabac d’Ogawamachi, où tout était toujours à sa place. Maintenant son teint était sombre et son allure misérable, mais, à l’époque, quel charme il avait avec ses vêtements de coton assortis et son beau tablier ! Toujours sympathique et accueillant ! Il était encore très jeune, mais le magasin tournait bien avec lui, mieux que quand son père était encore vivant. Tout le monde le respectait.
Il était si intelligent. Il avait changé… O-Seki se souvenait qu’à l’époque où elle avait entendu dire qu’il allait se marier, on racontait qu’il était devenu quelqu’un d’autre, quelqu’un de dissipé et de dur. Les gens disaient même que le changement était tel qu’il était peut-être possédé par un démon ou victime d’une malédiction. Ce soir, effectivement, il avait l’air bien misérable. Elle n’avait jamais imaginé qu’il finirait sa vie dans la chambre d’un hôtel de troisième classe…
Il l’avait aimée. Ils s’étaient vus chaque jour entre ses douze ans et ses dix-sept ans. À chacune de ses visites au magasin, elle s’était imaginée assise plus tard derrière le comptoir du bureau de tabac, lisant le journal entre deux clients, mais alors un étranger était apparu qui avait demandé sa main. Ses parents l’avaient poussée à se marier, comment aurait-elle pu s’y opposer ? Au fond de son coeur, c’était avec le garçon du bureau de tabac qu’elle voulait se marier, mais ils n’étaient encore que des enfants, et d’ailleurs Roku ne lui avait jamais parlé d’avenir. Finalement elle s’était résignée, oui, résignée, à abandonner les rêves incertains de ce bel amour, et avait à contrecoeur épousé Harada Isamu. Cela n’avait pas été facile. Jusqu’au dernier moment, c’est en pleurant qu’elle avait pensé à lui. Il avait dû penser à elle tout autant. Peut-être était-elle d’ailleurs à l’origine de sa déchéance. Comme il devait haïr ce soir ses allures de femme mariée avec son chignon haut… Elle aurait voulu lui dire qu’elle n’était pas aussi heureuse qu’elle en avait l’air… Elle se tourna vers lui, se demandant à quoi il était en train de penser, mais son visage était impassible. Rien en lui ne disait qu’il éprouvait de la joie devant cette extraordinaire rencontre.
Ils arrivèrent bientôt à Hirokôji. Là, O-Seki allait pouvoir trouver une voiture. Elle prit de l’argent dans son porte-monnaie qu’elle enveloppa avec soin dans plusieurs feuilles de papier de riz à motifs de chrysanthèmes. « Pardonne-moi, Roku, c’est bien peu, mais tu pourras peut-être acheter quelques mouchoirs avec. Je ne t’avais pas vu depuis si longtemps, j’aurais tant de choses à te dire… Mais comment trouver les mots ?… Je m’en vais, maintenant… Prends bien soin de toi. Ta mère aussi serait rassurée. Je prierai pour toi secrètement.
Je veux revoir le Roku que je connaissais, avec un beau magasin comme autrefois !… Au revoir, Roku. »
Il prit les feuilles de papier qu’elle lui tendait : « Je ne devrais pas accepter, mais, puisque cela vient de toi, je l’accepte ! Cela me fera un souvenir de toi. Je déteste les adieux. C’était comme un rêve de te revoir. Rentre bien. J’y vais moi aussi… Les rues sont vraiment désertes la nuit, n’est-ce pas ? »
Il partit, le pousse-pousse vide derrière lui. Après avoir parcouru quelques mètres, il se retourna vers elle. Il allait vers l’est. Elle allait vers le sud. Sous le clair de lune, elle marchait abattue, seule dans la rue principale avec le frémissement des saules et le bruit sans force de ses socques de bois. L’un vivait au premier étage de la pension Murata ; l’autre était la femme du grand Harada. Chacun dans la vie avait sa part de mélancolie. (Pages 53-55)