Chapitre XVII, 5.
Le chasseur avait à peine fermé la porte de leur chambre matrimoniale, qu'il la prit, lui arracha son manteau dont le col était couvert de neige et le jeta sur le plancher. Il l'embrassa sur la poitrine. Quand il l’eut lâchée, elle recula, le revers de la main appuyé de peur sur ses lèvres, terrifiée, suppliante :
— Oh, non, non ! Pas tout de suite ! J’ai peur !
— Quelle bêtise ! fit-il rageur, marchant sur elle.
— Oh, non, je vous en prie !
— Mais bon dieu, que diable pensez-vous que soit le mariage !
— Oh, je ne vous avais jamais entendu jurer !
— Eh ! je ne jurerais pas si par votre conduite vous ne faisiez pas perdre patience à un saint dans sa niche !
Il se contint.
— Allons, allons ! Pardonnez-moi ! Je crois que je suis fatigué moi aussi. Là, là, ma petite fille. Je ne voulais pas vous faire peur. Excusez-moi. C’est que je suis fou de vous.
Un faible sourire fut la seule réponse qu’elle fit au large rire dont s’épanouit sa figure apostolique. Il la saisit de nouveau et abattit sa lourde main sur sa gorge. Entre deux étreintes et bien que furieux de la sentir molle entre ses bras, il essayait de l’encourager de la voix :
— Allons, ma petite Cléo, mettez-y donc un peu de nerf !
Dès lors, elle ne résista plus ; pâle et sans volonté, elle rougit de honte quand il la taquina sur la chemise de nuit démodée à longues manches qu’elle avait timidement passée dans l’intimité neutre de la salle de bain.
« Oh ! oh ! elle aurait autant fait d’enfiler un sac ! » se dit-il en lui tendant les bras.
Lentement, elle s’avança vers lui avec un air de confiance qui ne trompait guère.
« Un peu de brutalité lui ferait du bien », songea-t-il en la prenant aux épaules.
Quand il se réveilla à ses côtés, il la trouva en larmes et il fallut bien lui parler.
— Allons, voyons ! On peut être l’épouse d’un pasteur sans en être moins femme pour autant ! Ah, oui, vous êtes bien faite pour enseigner aux gosses de l’école du dimanche ! fit-il, ajoutant d’autres remarques qui ne manquaient pas de sel, tandis qu’elle pleurait, les cheveux en désordre autour d’un visage pudique qu’il se prit soudain à haïr.

6.
La découverte que Cléo ne serait jamais une amante bien ardente ne fit qu’augmenter l’ambition d’Elmer quand ils furent revenus à Banjo Crossing.
Abasourdie par ses incessants éclats de colère, Cléo trouva un peu de joie en meublant leur petite maison. Elle arrangeait ses livres, admirait son éloquence et, en sa qualité de femme de pasteur, recevait les visites d’innombrables personnes et de vieux amis venus lui présenter leurs hommages. Lui, l’oubliait pour se consacrer corps et âme à sa pieuse ascension. Il lui tardait de voir arriver la Conférence annuelle du printemps. Il lui fallait une ville plus importante, une plus vaste église.
Banjo Crossing l’assommait. La vie d’un ministre de petite ville sevré des plaisirs les plus rustiques ne vaut pas même celle d’un garde-barrière. (...) 
Dans l’enceinte austère de sa bibliothèque, Elmer aimait à muser, mais il prenait aussi plaisir à faire des courses, voir les gens, se donner pour lui et pour les autres les apparences de l’action. Banjo n’offrait pas un large éventail d’activités possibles. Les dévotions du dimanche et du mercredi soir suffisaient aux bons villageois.
Il se mit à rédiger des prospectus pour ses services hebdomadaires, innovant une campagne de publicité sainte qui devait le faire connaître et respecter dans tous les clubs et les Églises progressistes du pays. Ceux qui lisaient les affiches annonçant les services du culte dans le Pionnier de la Vallée de Banjo furent un jour étonnés de trouver parmi celles des presbytériens, des adeptes de la Pensée Nouvelle, des Frères Unis et des baptistes, l’insertion suivante :

RÉVEILLEZ-VOUS, MONSIEUR LE DIABLE !
Si ce vieux Satan était aussi flemmard que certains des
soi-disant chrétiens de ce bourg, tout irait bien pour
nous. Mais il en est loin ! Amenez-vous dimanche à dix
heures trente pour entendre un sermon, un vrai sermon
bien tapé par le révérend Gantry.

Sujet :
JÉSUS JOUERAIT-IL AU POKER ?
Église méthodiste.

D’une nature énergique, agacé par ses lenteurs de plume qui lui donnaient des crampes, le révérend Gantry se perfectionna dans l’art de taper à la machine. Le grand galop des touches aidant, des torrents de messages sociaux et moraux sortiraient de sa vieille bécane.
En février il tint pendant deux semaines d’ardents meetings évangéliques. Il avait fait venir un missionnaire ambulant qui pleurait pendant que sa femme chantait. En son for intérieur, Elmer s’esclaffait en pensant que ni l’un ni l’autre ne lui venaient à la cheville, à lui qui avait travaillé avec Sharon Falconer. Mais ils étaient nouveaux à Banjo Crossing et ce fut à lui que revint le soin de la charge finale destinée à galvaniser la foule, à la jeter à genoux et à lui signifier que le monde était bien près de sombrer en enfer à l’instant même, avant le déjeuner. (...) 
Elmer reçut un mot de l’évêque Toomis lui faisant comprendre qu’il avait reçu du surintendant du district les rapports les plus élogieux sur ses « efforts diligents et absolument novateurs ». Il ajoutait qu’à la prochaine Conférence annuelle, il serait promu à un poste beaucoup plus important. (pages 267-271)