Pendant toute une période, je fis figure d'exception : au sein de l’humanité souffrante qui hantait les rues des bas-quartiers de Denver, il n’y avait alors personne d’aussi jeune que moi. Perdu au milieu de tant de morts vivants qui ne se laissaient guider, chacun pour une bonne raison,
que par le désir de finir leur existence dans le ruisseau, j’étais bien le seul à pouvoir, jour après jour, leur évoquer une enfance à jamais révolue, de telle sorte que, la greffe ayant pris, une bonne vingtaine de ces débris humains en vinrent à m’adopter comme leur propre enfant.
Dans la pratique, j’étais sans cesse amené à faire la connaissance des nouveaux compagnons de beuverie de mon père qui n’était pas peu fier de me présenter comme « la chair de sa chair ». Après une petite tape sur la tête, j’avais droit, neuf fois sur dix, à ce coup d’oeil goguenard censé exprimer une certaine perplexité, et qui ne pouvait s’interpréter que par : « Je peux lui en offrir un ? » Saisissant d’autant plus facilement l’allusion que l’autre brandissait sa bouteille, mon père se fendait illico d’un sempiternel : « C’est à lui qu’il faut le demander ! », me laissant alors le soin de feindre l’embarras poli : « Non, merci, monsieur. »
Bien sûr, ça n’arrivait qu’en de grandes occasions, lorsqu’ils avaient pu se payer quelque chose de buvable, comme du vin. Sinon, les jours de dèche quand on manquait de presque tout, sauf d’alcool à brûler (« pur jus de réchaud ») ou de lotion capillaire, tout ce petit cinéma m’était épargné. (Page 73)