CHAPITRE PREMIER

Le jour d'été tirait à sa fin et le crépuscule était tombé sur le château de Blandings, enveloppant de brume les vieux créneaux, ternissant la surface d’argent du lac et amenant l’Impératrice de Blandings, la suprême truie du Berkshire de Lord Emsworth, à quitter la partie extérieure de sa porcherie pour se retirer dans l’abri couvert où elle dormait. Fervente adepte de la maxime : « tôt couché, tôt levé », elle allait se reposer chaque soir vers cette heure.
Ce n’est qu’en prenant régulièrement ses huit heures de sommeil qu’un cochon peut éviter les rides et conserver son teint de jeune fille.
Privé de sa société, dont il jouissait depuis le déjeuner, Clarence, neuvième comte d’Emsworth, le seigneur de ce royaume béni des dieux, se dirigea rêveusement vers la grande bibliothèque qui était l’une de ses retraites favorites.
Il venait de s’asseoir pensivement dans son fauteuil préféré quand Beach, son majordome, entra en portant un plateau lourdement chargé. Il lui accorda ce regard vague qui lui avait si souvent valu le reproche : « Oh, pour l’amour du ciel, Clarence, ne reste pas là à me regarder comme un poisson rouge ! » de ses soeurs Constance, Dora, Charlotte, Julia et Hermione.
– Hein ? fit-il. Quoi ? ajouta-t-il.
– Votre dîner, milord.
Le visage de Lord Emsworth s’éclaira. Il se disait qu’il aurait dû savoir qu’il y avait une explication simple pour ce plateau. On pouvait faire confiance à Beach pour avoir toute chose parfaitement sous contrôle.
– Bien sûr, oui. Mon dîner. Tout à fait. Je le prends toujours à cette heure, n’est-ce pas ? Et, depuis peu, je le prends ici, bien que je ne me rappelle plus pourquoi.
Pourquoi est-ce que je prends mon dîner dans la bibliothèque, Beach ?
– J’ai cru comprendre que Votre Seigneurie préférait ne pas partager son repas dans la salle à manger avec monsieur Chesney.
– Monsieur qui ?
– Monsieur Howard Chesney, milord, l’ami américain de monsieur Frederick.
Les rides intriguées qui avaient commencé à s’assembler sur le front de Lord Emsworth disparurent, comme effacées par une lame de rasoir. Une fois de plus, Beach, avec son cerveau lucide, avait éclairci la brume de mystère qui menaçait de défier toute solution.
– Ah, oui, monsieur Howard Chesney. Monsieur Howard Chesney, c’est bien cela. L’ami américain de monsieur Frederick. Savez-vous si on le nourrit convenablement ?
– Oui, milord.
– Je ne voudrais pas qu’il meure de faim.
– Non, milord.
– A-t-il son dîner maintenant ?
– Monsieur Chesney est allé à Londres par le train de l’après-midi, milord. Il avait l’intention, si j’ai bien compris, de revenir demain.
– Je vois. Alors, il dînera probablement là-bas. Au restaurant, ou ailleurs.
– On peut le présumer, milord.
– La dernière fois que j’ai dîné à Londres, c’était avec monsieur Galahad, dans une rue, derrière Leicester Square.
Il disait que c’était un endroit auquel il était sentimentalement attaché parce qu’il en avait été si souvent jeté dehors dans sa jeunesse. Un restaurant avec un nom quelconque, mais je ne m’en souviens plus. Ce truc sent bon, Beach. Qu’est-ce que c’est ?
– Du gigot d’agneau, milord, avec des pommes de terre bouillies.
Lord Emsworth reçut l’information avec un signe d’approbation reconnaissante. Un bon plat bien anglais.
Comme c’était différent de cette époque horrible, quand sa soeur Constance était le Führer du château de Blandings.
Sous son régime, le dîner c’était s’habiller, prendre place à table, probablement avec des tas d’invités effrayants, pour manger des plats aux noms français, et c’était toute une histoire si on avait avalé un bouton de plastron et qu’on le remplaçait par un trombone.

(Pages 9-11)