Non pas qu'il n'y ait que des plaisirs dans la vie du berger ! – Sacrebleu, non ! Les ennuis ne manquent pas.
Le plus grand, pour moi, a longtemps été le fait de devoir quitter la chaleur de mon petit lit si tôt le matin et, à peine couvert et pieds nus, de prendre la route par les champs froids, surtout quand ceux-ci étaient recouverts d’un givre qui atteignait aussi les arbres ou qu’un épais brouillard enveloppait les montagnes. Quand celui-ci était si haut pour que je puisse en triompher à l’assaut de la montagne avec mon troupeau et atteindre le soleil, je le maudissais pour le chasser jusqu’en Égypte et me hâtais de toutes mes forces pour quitter cette obscurité, et redescendais dans une petite vallée. Si au contraire je triomphais, atteignant le soleil et le ciel dégagé au-dessus de moi et la grande mer de brouillard, avec çà et là un sommet qui en dépassait telle une île à mes pieds – quelle fierté et quel plaisir c’était alors ! De toute la journée, je ne quittai pas les montagnes et mes yeux ne pouvaient assez se repaître du spectacle des rayons de lumière jouant sur cet océan et ces vagues de vapeurs en faisant les figures les plus étranges, jusqu’à ce qu’ils menacent à nouveau de me noyer vers le soir. Je souhaitais alors avoir l’échelle de Jacob, mais en vain ; il me fallait partir.
J’étais pris de tristesse et tout s’accordait à ma tristesse.Des oiseaux solitaires me survolaient sans entrain et comme à regret, et les grosses mouches d’automne me bourdonnaient si mélancoliquement aux oreilles que je ne pouvais que pleurer. Et puis j’avais presque encore plus froid qu’au petit matin et éprouvais des douleurs aux pieds, bien que ceux-ci soient aussi résistants que du cuir à semelle. La plupart du temps, j’avais aussi des blessures ou des bosses à quelques membres ; et quand une blessure était guérie, je m’en refaisais une, soit en mettant le pied sur une pierre pointue, en perdant un ongle ou m’écorchant un orteil, soit en me donnant un coup sur les doigts avec mes instruments. Il ne fallait songer que rarement à panser les plaies, et pourtant cela ne tardait pas à passer la plupart du temps. – Les chèvres au début me causèrent, comme je l’ai déjà dit, de gros désagréments, quand elles ne voulaient pas m’obéir parce que je ne m’entendais pas bien à les commander. – Par ailleurs, mon père me frappait souvent quand je ne gardais pas le troupeau là où il m’avait ordonné de le faire et n’allais que là où je voulais bien aller, les chèvres ne rentrant pas avec le ventre assez tendu, ou qu’il apprenait toute autre marque d’indépendance de ma part. – De plus, un chevrier doit, plus généralement, subir beaucoup de la part des autres. Mais qui sait maintenir un troupeau de chèvres de façon qu’elles ne touchent pas peut-être la pâture ou le pré d’un voisin ? Qui peut traverser des chaumes de blé ou d’avoine, des champs de betteraves et de choux, sans qu’aucune bête ne fasse la tentative d’en brouter une bouchée ? C’est alors que les malédictions et les lamentations pleuvaient : feignant ! oiseau de malheur ! étaient les titres dont on m’honorait couramment.
Pages 35-36, extraites du chapitre XVII Contrariété et désagrément [du berger]