Lorsque je descendis sur le quai de la gare de Nippori, j'aperçus juste en face de moi Tarui Moichi, qui attendait là, debout, et : « Comment va la malade ? » « Pas bien du tout. Si ça tourne mal, la veillée sera pour ce soir. » « Et où tu vas ? » « Oh, moi tu sais, c'est juste pour être poli… Y'a un boss à la boîte qui pend la crémaillère, on m’a demandé de venir. » « Ah ouais, tu préfères la tournée à la veillée funèbre. » « Ben voilà ! » ; une hésitation s’était fait sentir dans l’extrémité de son nez, qui soudain sembla sur le point de se mettre à souffler sur le rythme d’une chanson à la mode, et avec cet air guilleret Moichi se précipita vers le train qui allait partir, dans un bruit de pas qui sonna à mes oreilles tel celui des clous refermant un cercueil ; j’avais l’impression d’être entraîné dans les entrailles de la terre, comme si les tentacules de la mort ondulant au-dessus d’O-Kumi, s’allongeant avec souplesse, étaient occupées à enlacer mes membres pour m’attirer à elles, car vraiment, lorsque je m’assis chez Tabe sur ces vieilles nattes, ces vieilles nattes à la surface rougie de peluches où des traces de boue laissées par le piétinement des chiens, à présent eux-mêmes monnayés jusqu’au dernier, restaient çà et là, noirâtres, avec autres taches de saké, lorsque je m’installai au chevet d’O-Kumi qui, sous sa literie avachie et crasseuse, dormait tristement dans la tiédeur de cette pièce chauffée par le soleil, toutes paroles de sympathie gelèrent sur mes lèvres, et tandis que la chair de poule contractait tout mon corps, je me trouvai moi-même contraint de reconnaître dans cette femme qui dépérissait ici les traits du dieu de la Mort. Le mur où auparavant étaient tout juste accrochées deux ou trois assiettes à motifs rouges s’écaillait lamentablement, et dans cette pièce où, mis à part les cages à oiseaux qui s’encrassaient sur les étagères, sans plus de locataires, il n’y avait plus un seul meuble quelque peu ancien, cette chose qui se trouvait là maintenant, étendue sur le sol devant mes yeux, c’était à se demander s’il s’agissait d’un être humain, car aussi banal qu’il soit de dire qu’il ne lui restait plus que la peau et les os, en vérité elle était dépouillée de sa chair comme un épi égrené, sa peau sale, étroitement resserrée, s’attachait dans des contorsions acharnées sur chacun de ses os rongés, au fond de ses paupières desséchées, légèrement entrouvertes, ses orbites, laissant s’abîmer des sécrétions noirâtres, évoquait la patine des netsuke, tandis que de ses côtes jusqu’aux doigts de ses mains et de ses pieds, ses articulations, obstinément raidies dans les interstices de ce corps où le sang avait tari, se pliaient avec des raclements : de quel ancien récit illustré l’image de cette scène terrible pouvait-elle être tirée ? bien que le spectacle déchirant des souffrances humaines m’inspire une horreur à grincer des dents, ou peut-être justement à cause de ce trait de mon caractère, avoir en face de moi la représentation authentique d’une telle transformation, c’était, impuissant, me prendre un poing en plein dans la figure ; si au moins il s’était agi d’un véritable cadavre, mais le pire, c’était le souffle obstiné de cette vie terrestre qui s’attachait aux fissures des os, et la torsion de ce tronc glissant à l’extérieur de l’étoffe rude du kimono de nuit en coton, s’en dissociant complètement, le mouvement de la gorge laissant échapper un chuintement portant sur les nerfs, ces pupilles inexpressives où stagnait une lueur sans éclat, tout annonçait le royaume des Morts s’abaissant lugubrement du faîte de la maison : aah ! quelle était donc la profondeur de ses péchés pour qu’elle ne puisse échapper à ce châtiment l’obligeant, alors même qu’elle continuait de vivre, à être ainsi exhibée aux yeux de tous, quelle était donc l’épaisseur de ses molécules pour qu’elle empêchât le processus de son évaporation dans le vide ? sentant mes membres se raidir dans la solennité, voilà dans quelle prière je me lançai dans mon for intérieur : ô bodhisattva Fugen, fais tomber de ton souffle un seul des pendentifs de ta parure précieuse et communique aux hideuses herbes folles de ce monde un parfum suave, verse de ta sainte aiguière une goutte d’eau purifiante au sein de l’haleine fétide exhalée par les hommes ; depuis un moment, nous mordant les lèvres, Bunzô et moi étions assis face à face, dans un silence que Hikosuke ne pouvait plus supporter : « Pff ! Elle est foutue, la pauv’ fille ! » « Parle pas si fort ! » « Quoi, elle entend que dalle ! De la glace, de la glace, qu’elle disait, et quand tout à l’heure, Iori en a apporté, on pouvait lui en donner tant qu’on voulait, elle s’en rendait même pas compte. Un truc aussi luxueux que de la glace, on n’a pas souvent l’occasion d’en manger, alors dans des circonstances pareilles, au moins… » ; dans l’austérité de ce silence qui, comme un gouffre, renvoyait l’écho de la voix, la langue de Hikosuke elle-même s’engourdit ; combien de temps s’écoula-t-il ainsi ? pendant ces nombreuses minutes qui me semblèrent sans fin, le seul moyen de mesurer la longueur de cet aller et retour entre la vie et la mort, c’était le bruit du réveil laissant entendre un son haché… quand soudain, quelle force s’était soudain emparée de lui ? par quel instinct était-il secoué ? ce corps allongé sur le sol se releva, faisant grincer ses os, les globes de ses yeux gris exorbités enflammés par la luxure et, déchirant le silence d’un cri de spectre, il se tourna vers Hikosuke, écarta bras et jambes… (pages 113-115)