J'ai donné un coup de pied dans une gamelle et j’ai malmené un gars plein de morgue qui se donnait de grands airs.
Ce soldat est l’ordonnance de l’adjudant-chef du Dépôt, une autorité importante, si bien que les commandements ont pris grand soin de le préserver de tout autre service, dont il tirerait sûrement davantage de gloire, mais dont l’issue est bien trop incertaine.
Hier soir l’adjudant-chef s’est retrouvé sans ordonnance : ce matin, en arrivant à la caserne, il a parlé un long moment avec lui.
Puis il est monté au commandement ; il est passé devant moi en faisant chanter la fanfare martiale de ses éperons et il m’a transpercé de son regard terrible.
J’ai été invité à monter chez le colonel.
« Hier, vous avez donné un coup de pied dans la gamelle d’un soldat.
– Oui, mon colonel.
– C’est un abus d’autorité. Je vous mets aux arrêts.
– Je crains bien de ne pouvoir honorer cette sanction, puisque je dois partir ce soir même pour le front. »
Le colonel a placé son ventre sous son bureau, il a allumé une cigarette, et m’a répondu sans me regarder, gêné et contrarié. « Cela importe peu. Vous savez bien que cette punition est surtout d’ordre moral. »
J’ai fait le salut réglementaire. Le colonel m’a répondu en baissant la tête comme s’il avait voulu éternuer, le regard distraitement posé sur quelques papiers qui se trouvaient devant lui.
Je dois partir dans une heure. Novembre 1915. D’obscures et confuses informations à propos de massacres nous parviennent du Karst, où je dois me rendre avec huit jours d’arrêt de rigueur pour viatique.
Sur les routes, on chante :

Adieu, ma belle, adieu !
La jeunesse chantait en marchant...

Je croise quelques amis qui m’invitent à les suivre : ils vontau commandement pour prendre congé et rendre au colonel leshommages qui lui sont dus.
Je leur réponds :
« Allez-y sans moi. »

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