L'effroi de la liberté

La pensée franciscaine est une pensée de l'aventure, car elle rompt avec la jalousie envieuse, l’idéologie de l’égalité et son cortège, la crispation obsessionnelle et l’emphase des pèlerinages privés ou des célébrations mémorielles, ces analyses indéfinies qui entravent l’énergie et la joie de notre civilisation. Il s’agit sans doute de dépasser le passé, mais non de s’en séparer arbitrairement ou cruellement, au profit du progrès toujours plus raffiné ou de la recherche du sauvage qui en serait le remède alors qu’il en est le symptôme, de l’être brut, du désir nomade ou d’une nostalgie du souci antique de soi.

Les critiques variées dont la pensée franciscaine fait l’objet au cours des âges se concentrent, au fond, sur l'effroi provoqué par l’accent singulier mis sur la liberté : la franchise des éléments naturels et la liberté de l’homme sans doute, mais d’abord celle de Dieu ; ce qui provoque la franchise du monde contingent et l’initiative propre de la société civile.
Il est tellement plus rassurant de s’imaginer Dieu comme une éternelle sagesse, une forme de providence enveloppante, une nature prédictible, que de le recevoir comme liberté, une législation révocable, du moins en ce qui concerne les relations humaines.
D’autant plus qu’une telle liberté provoque non seulement l’initiative des hommes, de leurs vies sociales et de leurs lois, mais de la lumière et des astres les plus proches comme les plus lointains, un dépassement des hiérarchies messagères, une certaine hardiesse des animaux, une franchise des végétaux, une spontanéité des minéraux — sans qu’il s’agisse de gemmes précieuses ou de pierres rares —, car tout apparaît sous le régime de la contingence entendue comme mode de production, et non comme chose contingente opposée à une réification de la nécessité ou du hasard, voire comme hypostase d’une contingence physique ou spirituelle.
Ce qui n’aboutit pas à une absence de lois ! Désormais, au contraire, il n’y a plus de différence radicale entre le monde astral, géométrique, et le monde terrestre, biologique ou corruptible ; différence qui était maintenue, malgré tout, par le parcours des comètes. Ce qui rompt de manière décisive avec l’astronomie ptoléméenne et aristotélicienne, tout en ouvrant sur une autre compréhension de l’univers. Il n’y a plus, dans tout l’univers, qu’une seule législation fondamentale tout en devenant accessible à notre connaissance, car elle s’est, pour ainsi dire, manifestée humainement : l’unité contingente des grandes forces, mais aussi leur lien « fraternel ».
Néanmoins, dans la mesure même où l’intuition franciscaine se veut en conformité avec la forme de vie évangélique et la pluralité ou la quadriphonie de ses expressions, cette intuition implique une pensée chrétienne tissée, sinon de paradoxes, en tout cas de pensées aux directions multiples. Ainsi, parler de la pensée franciscaine ne peut être autre chose qu’une formulation commode ; à moins qu’on ne tente de l’éclaircir et de lui trouver une portée significative. Peut-on même réduire ladite pensée franciscaine à une simple modalité de la pensée chrétienne ? Le fameux Cantique de frère Soleil, lequel est chanté mais non pas signé, ne nomme pas directement Dieu (comme Deus), ni le Christ, ni Jésus ! Même si l’usage du nom « seigneur » rappelle la traduction grecque de la Septante et son « kurios » qui universalise, de manière décisive, la véracité du dieu tribal initial.
Enfin, la force et la diversité unique des sources médiévales concernant la personne même de François d’Assise — sans comparaison pour un personnage né dans le dernier quart du XIIe siècle, même à propos de saint Louis IX —, témoignent de ce qui demeure d’énigmatique chez celui qui a initié un mouvement d’une ampleur qu’il ne pouvait imaginer. L’intensité « biographique » initiale, la pléthore des informations premières et des points de vue variés, portent pierre pour l’inventivité herméneutique, mais également pour l’innommé qui demeure sourdement, mais d’autant plus fermement. (Ouverture, pages 9-11)