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"Dès l’enfance", écrit Aristote en une page célèbre de la Poétique, "les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter (…) et une tendance à trouver du plaisir aux représentations. Nous en avons une preuve dans l’expérience pratique : nous avons plaisir à regarder les images les plus exactes des choses dont la vue est pénible dans la réalité, par exemple les formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ; la raison en est qu’apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes mais également pour les autres hommes (…) ; en effet, si l’on aime à voir des images, c’est qu’en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu’est chaque chose comme lorsqu’on dit : celui-là c’est lui."
A ce texte qui a été scruté et commenté d’innombrables fois dans l’histoire de la philosophie, il nous semble qu’une question a rarement été posée : que sommes-nous censés apprendre en regardant une représentation (picturale) d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres ? Car la thèse que défend Aristote dans ce passage est claire : si la représentation procure du plaisir, c’est en raison de l’enseignement qu’elle délivre. C’est le plaisir d’apprendre qui est au fondement du plaisir de la représentation. La peinture doit être comprise, en ce sens, comme une démarche cognitive d’un type particulier : il y a une connaissance artistique, au sens même où il y a une connaissance philosophique ou scientifique, et la connaissance artistique n’est pas dissociable du mode de représentation qui nous y donne accès. Dans ces conditions, quelle connaissance est censée procurer le tableau évoqué par Aristote, représentant des formes d’animaux ignobles ou des cadavres, qui soit telle que seul ledit tableau soit capable de la délivrer (par opposition à tout autre mode de représentation) ?
Un élément de réponse peut être trouvé si l’on prête attention à l’exemple qui a été choisi : "formes d’animaux parfaitement ignobles ou de cadavres". La signification du "ou" est ici clairement celle d’une équivalence : les formes d’animaux sont parfaitement ignobles parce qu’elles sont celles de cadavres…en putréfaction. Ce que donne à voir l’artiste, c’est précisément ce moment décisif de la putréfaction, c’est l’essence même de la corruption, c’est-à-dire le mouvement inverse de la génération. L’artiste s’est efforcé de saisir le moment de reflux de la vie, le moment où la vie se retire de la matière qu’elle animait pour ne plus laisser paraître qu’un fragment de matière inerte. Le cadavre peint donne à voir l’ultime affrontement entre les deux forces métaphysiques de la vie et de la mort – ce dont nous pouvions bien avoir l’idée, mais qui serait resté inimaginable et irreprésentable sans l’intervention géniale de l’artiste.
Voilà ce que la peinture peut seule donner à voir ; voilà ce dont elle peut nous instruire. La vie et la mort peuvent être pensées ; mais seule la peinture peut nous donner à voir la manière dont la vie s’y prend pour se retirer de la matière ; seule la peinture peut nous donner à voir ce qu’est la matière que la vie déserte.
Il ne peut donc y avoir de livre plus utile que celui qui recueillerait patiemment, en les commentant avec érudition, les multiples représentations dont la mort a fait l’objet au cours de l’histoire de la peinture, de Dürer (dont chacun a en esprit la célèbre gravure intitulée Le Chevalier, la Mort et le Diable) à Horst Janssen en passant par William Blake, Francisco Goya, Edouard Manet et Edvard Munch – non pas certes, de manière systématique, car une telle entreprise, outre le fait qu’elle demanderait plusieurs volumes, ne présenterait pas un grand intérêt, si ce n’est documentaire, mais en poursuivant une réflexion centrée sur l’élucidation de ce que Kant appelait ce "concept vide" qu’est la mort. Tel est le projet que Christiaan L. Hart Nibbrig a mené à bien dans le livre, initialement paru en allemand en 1989, que Françoise L’Horner-Lebleu vient de traduire en une prose magnifique pour le compte des éditions Klincksieck sous le titre d’Esthétique des fins dernières.
Esthétiques (au pluriel) plutôt car le projet de l’auteur est plus vaste et plus fascinant encore que nous ne l’avons suggéré. Il n’en va pas seulement, en effet, d’une enquête portant sur les modes de représentation picturale de la mort, mais encore d’une étude des procédés narratifs utilisés par quelques-uns des grands écrivains, dramaturges et poètes de l’histoire de la littérature européenne (Shakespeare, Goethe, Brecht, Kafka, Proust, etc.) pour disséquer, si l’on ose dire, l’œuvre de la mort, sans oublier l’examen des modes de représentation musicaux (la Messe en si mineur de Bach, l’Orphée et Eurydice de Gluck, l’ouverture de Don Giovanni de Mozart, le Roi des Aulnes de Schubert, etc.), et bien entendu les pensées des philosophes qui n’ont jamais manqué de s’interroger sur la mort (d’Epicure à Barthes en passant par Pascal, Kant, Hegel, Kierkegaard et Derrida). Il en résulte un ouvrage d’une grande beauté et d’une richesse tout à fait exceptionnelle – un ouvrage que l’on oserait presque dire lumineux, au sens de cette étrange lumière de l’ombre qui enveloppe les corps et les visages que peint Rembrandt, où la mort saisit le vif
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